Article dans NEXT, supplément de Libération

16/09/2009

« On doit pouvoir faire l’impensable »

 

Propos recueillis par ANNE-MARIE FEVRE

Installés à Paris, ces drôles de bâtisseurs sillonnent le monde au fil de leurs projets souvent insolites, toujours atypiques. La fine équipe d’Encore heureux détonne parce qu’elle innove, critique, sort des rails pour mieux les réinventer. Place à l’utopie active et aux recherches offensives défendues par le fameux duo.

Ils sont nés en 1977, à neuf jours d’écart,. Nicola Delon et Julien Choppin, 32 ans, se sont rencontrés à l’école d’architecture de Toulouse, puis retrouvés à Paris la Villette dont ils sortent diplômés en 2002. Avec un sujet buissonnier, «Wagons-scènes», un projet de salle de spectacle itinérante sur le réseau ferré français de garage. Ce manifeste dit déjà tout de la recherche de ces deux complices qui ont fondé leur collectif en 2001, «Encore Heureux». D’emblée, ils ne choisissent pas de faire leurs gammes dans une agence d’architecture, ils se préfèrent actifs et explorateurs, passant des actions éphémères urbaines aux réalisations architecturales concrètes. Et toujours en groupe.

Vous avez commencé votre métier d’architecte avec une installation urbaine?

Quand on sort de l’école, on a envie de passer à l’action immédiatement. Mais nous n’étions pas fils d’architectes, alors nous avons choisi de nous décaler, quitte à être précaires. Nous n’avions pas une image positive de ce métier. On regarde un peu les Hollandais, car c’était la mode du moment, l’agence parisienne Périphériques pour sa stratégie, ils s’inventent des revues, cela nous a influencés.

On veut balayer les étiquettes, relier art, design et architecture. Alors on se lance à Paris en projetant d’installer sur 200 bouches d’aération du métro des lanières de tissu vert qui volent au souffle du ventilateur, comme la robe de Marylin. Nous avons réalisé ces «Herbes Folles» place de la République à nos fraix, avec la complicité de la RATP. Notre objectif, c’était de transformer ces bouches sales et polluantes, en nature artificielle joyeuse.

Face à une commande, du musée René Sordes de Suresnes au bateau Petit Bain, comment vous y prenez-vous?

Nos petits secrets de fabrication sont les mêmes quelque soit l’échelle du projet. Il nous faut d’abord une rencontre humaine avec le demandeur. Puis on écrit un scénario, un story board, on pousse parfois loin dans le délire, car un bâtiment ou un projet ne doivent pas être un simple objet posé sur la ville. On crée des jeux aussi, comme dans la Metavilla de Patrick Bouchain à la Biennale de Venise de 2006 où nous avions exploré en groupe la question « Comment avoir des idées? ». Et  on conçoit toujours à plusieurs. Cela nous permet d’enrichir les projets. Pour le «Petit bain», qui sera amarré sur la Seine au pied de la Bibliothèque François Mitterrand en 2010, nous avons proposé un bâteau neuf, avec un bardage en bois plutôt que la réhabilitation d’un remorqueur. Dans cet équipement culturel flottant, on a ajouté une terrasse-jardin suspendu, pour rendre la Seine aux promeneurs, prolonger l’espace publique. Suresnes, c’est le premier concours pour un bâtiment public que nous gagnons. On va travailler avec l’architecte Vincent Parreira pour acquérir avec lui ce qu’on ne sait pas faire.

Pour des Cendrillon de l’architecture, vous ne manquez pas de récompenses?

Nosu avons eu les Naja de 2005-2006 (les Nouveaux albums de la jeune architecture, ndlr) qui ont changé le regard de la profession à notre égard: «Seraient-ils architectes ces zozos fous fous», se demande-t-on alors? Nous venons de gagner le concours «Next Generation» organisé par la revue américaine Metropolis  . Pour Wind It, un collage entre une éolienne et un pylône électrique, recherche menée avec les ingénieurs d’Elioth (groupe IOSIS). Notre prospection tombe à pic sur le territoire américain, au moment où Obama s’engage vers le développement durable.

Vous menez des projets en Chine?

Au départ, la Chine, c’est une démarche personnelle. Le centre d’architecture d’Arc-en Rêve de  Bordeaux nous offre une carte blanche. Pour faire tourner notre imaginaire, on décide de partir en Chine. Ce qui mènera à notre mini-architecture en bois, « Chinoiseries », en 2007. Mais nous étions par ailleurs très énervés par les architectes qui ne voyaient plus que par la Chine, nouvel Eldorado, et le fric à faire là-bas. Tout en gardant nos interrogations critique, on décide d’aller « voir »  On a un besoin physique de ressentir les choses. Ce premier voyage nous permet d’être retenus par le National Museum de Chine. Après le séisme du Sichuan en mai 2008,  il a fait appel à 12 architectes pour travailler sur l’habitat d’urgence suite à une catastrophe naturelle. On a exposé en mai notre prototype « Room-Room ».

Vous êtes aussi sélectionnés pour le programme international très médiatisé «Ordos 100» en Mongolie ?

Pour Ordos 100, un projet pour nouveaux riches, on a un gros débat, on hésite. Il s’agit d’une collection de 100 villas de 1000 m2 commandée par un milliardaire chinois en Mongolie intérieure, Jiang Yuan. Herzog et de Meuron coordonnent l’opération, l’artiste Ar Wei Wei assume la direction artistique, la sélection française a été organisée par Arc-en-Rêve, cela fait baeucoup de gardes fous. On décide uen fois de plus de nous confronter à ce pays où la moitié des bâtiments du monde sont construits. Le programme ressemble à une sorte de «zoo» d’architectures. C’est assez irréel de se retrouver dans le même hôtel en Mongolie, avec des architectes de 33 pays différents. Notre villa sera décalée, comme un « Gourbi Palace ».

Il ressemble à quoi ce Gourbi Palace?

Dans ce site désertique, face à un climat extrême, la villa sera composée de cinq bâtiments organisés autour d’un vide central, avec des murs très épais en briques traditionnelles locales, assemblées dans une structure alvéolaire qui démultiplie les performances thermiques. Cette architecture lourde, «low tech», est percée de bow windows, et de petites meurtrières. Le piscine servira de réserve d’eau. Notre villa «rétro futuriste», adopte une double typologie, entre bulle de luxe et halte pour nomades. Ce projet, mené avec G Studio de Strasbourg, est un manifeste engagé pour un développement durable en Chine où l’«après pétrole» n’est pas encore traduisible là-bas.

L’écologie traverse tous vos projets?

Cela nous consitue, nous avons passé nos enfances dans les campagnes du Gers, du Lot, de l’ Aveyron. Mais tous les mots liée à l’écologie sont galvaudés. Le « green washing » nous rend fous, les normes de la HQE (Haute qualité environnementale) aussi. On nous ordonne d’ajouter alors qu’il faut enlever. Nous regardons du côté de la décroissance, sans religion. Nous sommes « low tech» mais on peut utiliser un matériau comme le béton si c’est nécessaire, et on relie les techniques ancestrales à l’hyper technologie. Après la dématérialisation, on rematérialise en prônant le bon sens, l’écoconception du début à la fin d’un chantier, l’écologie politique c’est-à-dire le respect de tous ceux qui vont construire. Il faut réemployer les matériaux. Nous allons créer un centre de ressource de récupération du matériel des expositions, des chantiers qui est souvent jeté. Nos partenaires seront des lieux d’expositions comme la Cité de l’architecture et du patrimoine, l’association « La Réserve des arts ». Nous allons l’expérimenter avec l’exposition consacrée au Grand Paris.

Vous travaillez entre lieux délaissés et souplesse des usages?

Le délaissé, c’est une question de regard. Il y a des endroits inexploités de la ville, qui peuvent être utiles, et dont on peut transformer l’image. Comme les voies de chemin de fer désertées. On a étendu la notion de friche industrielle jusqu’aux aux bouches du métro. On prône la souplesse des usages. Pour l’habitat à Paris, il faut imaginer une souplesse spatiale et temporaire. Un lieu doit pouvoir changer de fonction, on doit pouvoir arriver et en repartir,  l’architecture traditionnelle ne le supporte pas. La mobilité est très présente dans notre travail. Le cirque est une de nos références, car il a su devenir « nouveau » cirque, très transversal, sans tout mettre à la benne. On rêve de cela pour l ‘architecture.

Vous menez ce que vous appelez  des « recherches offensives »?

Nous sommes hyper attaquants. Notre stratégie, c’est de proposer, de faire. Le « Pisteur Magenta »,  signalétique pour mieux identifier les pistes cyclables grâce à des traces de roues blanches, on l’a proposé à la Mairie de Paris, et on l’a fait en partie. Même chose pour « Wagons-scènes », avec la SNCF, on insiste. En Asie, parallèlement au Gourbi Palace, nous avons pris l’initiative de nous arrêter à Oulan Bator , Mongolie. Nous avons découvert comme une claque les bidonvilles de yourtes, où se sont sédentarisés les nomades, un vrai cataclysme urbain que la mairie voudrait raser et remplacer par des tours. On a décidé de monter un laboratoire d’études avec une école de la ville. On a  signé un partenariat avec l’école Spéciale d’architecture Paris, on va partir là-bas avec des étudiants pour faire une analyse de la situation. La responsabilité du concepteur n’est pas seulement de répondre à des commandes, il doit regarder, et initier.

Vous réinventez un engagement social?

Nous ne sommes pas des militants. Mais chacun devrait être engagé dans son travail, plutôt que de militer de manière séparée, dans un parti, le dimanche. Notre engagement passe par les réseaux sociaux. Nous avons élargi l’usage de l’architecture mobile d’après séisme, Room-Room, aux catastrophes sociales en France ou ailleurs. Car nous avions travaillé avec les Don Quichotte au moment où les SDF occupaient le canal Saint-Martin à Paris, et observé la non protection des tentes Quechua. Montée sur deux roues, en bois, sécurisant, notre petite roulotte permet d’adopter trois positions: couchée, assise, debout. Cet habitat d’urgence pourrait être connecté dans la ville à des services sociaux. Nous prônons une utopie réalisable, on doit pouvoir faire l’impensable.

Le  travail collectif, c’est aussi une conviction?

Concevoir et travailler à deux est déjà le fondement d’une attitude collective. Quand l’un dit noir, l’autre dit blanc, on doit trouver absolument un accord. Mais on ne fonctionne pas comme une grande famille. Pour une question donnée, selon les échelles et types de projet, on crée la meilleure équipe, on a une constellation de partenaires. Nous travaillons avec les agences G Studio, AAVP, les collectifs Exyst, Coloco. On participe au projet d’habitat social de Patrick Bouchain, le Grand Ensemble.

Quelles sont vos références ?

On lit plus la presse généraliste que la presse architecturale, nous sommes des généralistes, nous refusons la spécialisation. On lit les philosophe Patrick Viveret,  la journaliste critique Naomi Klein pour regarder autrement les catastrophes. On aime l’univers industriel ferroviaire, car les gares créent l’architecture des départs, des arrivées. On adore Buster Keaton, sa maison montée à l’envers, une erreur formidable. On se réfère à Buckminster Fuller, inventeur dans tous les domaines, à l’artiste Olafur Eliasson, à Johann Le Guillerm de la compagnie Cirque Ici, à Royal de Luxe.  A Droog Design, aux vides-greniers, au festival Burning Man dans le Nevada… On regarde les photos de châteaux d’eau de Bernd et Hilla Becher. Et on suit Patrick Bouchain, sa méthode, son parcours, son exploration des marges, son art d’être conteur.

Pourquoi  « Encore heureux »?

Pour dépasser l’addition de nos patronymes. « Encore heureux », c’est un désir de plus de bonheur et de plaisir dans nos engagements, dans nos méthodes et nos conditions de travail. Nous ne faisons pas la course aux 40 concours par an, on refuse les charrettes. On vit, on voyage beaucoup, on prend des week-ends. On se voit comme des metteurs en scène, heureux de concevoir pour les autres, avec les autres. L’architecte qui adopte une position de dessinateur dominateur nous insupporte. On doit pouvoir changer un dessin. Peu d’architectures, pourtant très correctes d’aujourd’hui, nous touchent, car elles transpirent les galères, la dureté du métier. Des étudiant à Londres nous ont demandé récemment si nous étions « Encore  heureux?». On a répondu qu’on ne voulait pas lâcher sur notre méthode. Mais on ne peut pas trop savoir, on va essayer de ne pas reproduire le modèle de la douleur.